Voici enfin la troisième et dernière partie de l’interview organisée et transcrite par Félix Seremes (Flexi’Studio) dans les derniers mois de l’année dernière 2018 à Versailles, dans mon studio

Vous trouverez ici la 1ère partie de l’interview

Et ici, la 2ème

F.S. Pierre, comment as-tu construit ton studio?

P.J. En fait, il découle d’un autre studio que j’avais à Versailles auparavant et dans lequel les gens aimaient beaucoup le côté « non formaté » avec lumière du jour, du bois et des grandes pièces atypiques. Cela ne ressemblait pas vraiment à un studio conventionnel !!  A un moment, j’ai voulu partir de cet endroit pour des questions budgétaires et je me suis mis en recherche d’autre chose. J’ai eu beaucoup de chance en trouvant ce nouveau local dans lequel il y avait eu une activité totalement différente de la mienne. Curieusement, mes prédécesseurs s’occupaient de loi Carrez, d’amiante et de termites et ils avaient pourtant construit un plancher flottant et un grand nombre d’aménagements qui m’ont directement servi par la suite. Ainsi, je n’ai eu qu’à rajouter des éléments de sécurité en doublant les fenêtres, en mettant un rideau de fer et en faisant le cloisonnement arrière de la cabine et un joli coup de peinture pour que je puisse m’en servir comme je le souhaitais.

Ensuite, j’ai réalisé une acoustique sommaire et je me suis vite implanté dans les lieux. Il s’agit d’un lieu qui vibre bien ; On peut y rester longtemps. Il y a la lumière du jour, on a ces poutres chaleureuses, de la hauteur sous plafond et du silence! De plus, il y a quelque chose que je n’aurais pas pu faire après coup: les murs mitoyens de cette maison ne touchent pas  ceux des voisins car il y a un vide sanitaire. La boite dans la boite, en quelque sorte !

F.S. Donc, il n’y a pas de transmissions solidiennes!

P.J. Voilà, exactement ! Donc on a naturellement quelque chose qu’on est souvent obligé de fabriquer laborieusement qui est l’isolation phonique du studio. Et c’est un gros avantage pour moi.

Par ailleurs, j’ai une deuxième régie en haut qui me sert très souvent de plateau. Je l’ai reliée en audio et vidéo et ça me permet de m’en servir comme pièce de prise pour faire des voix, des batteries… De petites choses car ce n’est pas grand et je ne fais pas beaucoup de prises à la fois, mais étant donné que j’ai la chance de travailler régulièrement dans de grands endroits, je peux les utiliser et ici je n’ai donc pas besoin d’avoir un plateau immense.

F.S. Concernant tes enceintes, qu’est-ce qui t’a guidé dans ton choix d’écoute?

P.J. C’est très simple. J’avais des goûts relativement larges, mais un jour j’ai été mixer un live pour Lara Fabian à Montréal ; le studio de Rick ALLISON était équipé de BM15A (Dynaudio). Je suis arrivé en ayant demandé comme d’habitude une égalisation et en ayant apporté une bande test en me préparant à devoir corriger un certain nombre de choses pour m’y retrouver. Lorsque j’ai ouvert les enceintes, j’ai tout reconnu tout de suite. Donc, je me suis dit » c’est génial parce que j’ai à la fois de la profondeur et de la puissance ». Ce sont de très belles écoutes de proximité (même si elle sont grandes et que ce sont presque des « semi-spatiales »)! Après, je ne suis jamais sorti de ça. Bien sûr, il y a d’autres modèles que j’aime mais j’adore ces enceintes… Je les comprends très bien.  En fait, les écoutes c’est un truc assez spécial!

Petite anecdote : par exemple, Bruce Swedien  (célèbre ingénieur du son de Quincy Jones et de Michael Jackson) fonctionne avec des 4311(JBL) depuis la nuit des temps. Or, la 4311 est une enceinte qui possède un cahier des charges très particulier qu’on a beaucoup de mal à comprendre lorsqu’on ne la connait pas. Si on la met toute seule à l’écoute, on peut même avoir l’étrange impression d’un problème de phase.

Ainsi, à une époque, Bruce commençait toutes ses interviews en disant: « Lachez-moi la grappe, oui, je travaille avec ça et j’en ai même plein de paires de rechange au cas où j’en manquerais ». L’interfaçage qu’il a avec cette écoute-là fonctionne très bien, alors qu’il s’agit d’une couleur difficile à comprendre pour beaucoup de gens. C’est une question d’habitude, de goût, et d’envie. Le nombre d’albums qu’on a mixé sur des NS10 (Yamaha)… Or si on regarde objectivement une NS10, sa courbe de réponse, n’est pas très glorieuse!

F.S. Il me semble qu’historiquement, les NS10 n’étaient pas destinées à devenir des références pour le mixage ?

P.J. En fait, là aussi c’est très curieux, ce sont des enceintes sur lesquelles on s’est rués parce qu’elles n’étaient vraiment pas chères. On pouvait donc facilement demander à tous les studios de faire l’effort d’en avoir et de ce fait, on pouvait uniformiser et standardiser l’écoute ! On avait (presque) la même dans toutes les cabines ; Ce qui était une révolution ! Avant, lorsqu’on faisait un projet qui allait d’un studio A, qui passait par un studio B pour finir dans une control room C, on n’avait jamais deux fois le même son dans les oreilles. Là, c’était un miracle – on pouvait écouter sur un véritable standard et elles avaient la particularité d’être à peu près justes dans le médium. Ce qui est quand-même toujours la zone critique dans un mix, puisque c’est là que les équilibres se font. Bien sûr, dans le bas du spectre, il fallait un petit peu extrapoler. Quant à l’aigu il était un peu violent lorsque l’enceinte était neuve et on était même obligés de mettre des mouchoirs sur les tweeters, (sourire !) Voilà, ce sont des choses qui ont évolué avec le temps.

F.S. S’agissant du mixage, comment procèdes-tu quand on t’amène ici un projet?

P.J. J’essaie de ne pas avoir trop de réflexes.  Je trouve qu’on progresse quand on sort de sa zone de confort et qu’on ne répète pas toujours les mêmes étapes. « Les mêmes causes produisent les mêmes effets » et on a tendance à aller toujours dans la même direction. Alors évidemment, il y a des impasses que je ne vais pas faire en préparant des templates dans lesquels les outils vont être préparés à l’avance pour me faire gagner du temps. Mais, je demande souvent à mon assistant de me préparer les projets pour que je sois le plus neuf possible quand j’arrive en face d’une nouvelle proposition.

Puis souvent quand les projets sortent de home studios, les gens qui les ont travaillés n’ont pas de notion précise de ce qu’est un coupe bas (low cut). Ainsi, je suis fréquemment obligé de retravailler ce début de spectre. Je vais vérifier la dynamique ou la propreté du son. Quelquefois, je vais également évaluer la qualité des silences parce que sur Séquoia on peut zoomer d’une manière extraordinaire et voir tout de suite si on a des bruits de fond récurrents qui apparaissent.

J’organise ensuite mes tracks et je passe en format 32 bits flottants si ce n’est pas le cas dans le projet d’origine.

Par la suite,  je vais commencer à travailler les projets à l’intérieur même des arrangements. L’outil est vraiment puissant pour ça et c’est vraiment très facile de visualiser un projet dans son ensemble grâce aux indications fréquentielles dans les waveforms. Puis, (chose que je fais toujours), je fais une écoute passive (sans être acteur de mon mix). Je commence par noter. Je vais prendre pour base la mise à plat ou vite équilibrer en sortant la voix lead et un petit peu l’ensemble des éléments principaux. J’écouterai ensuite la substance du titre pour noter les 10 éléments qui me viennent à l’esprit :  le fait qu’une voix à un endroit n’est pas très juste, qu’il y a une longueur dans la structure du morceau…En fait, noter les premières impressions qui vont forcément s’évaporer avec l’habitude. Les piliers sur lesquels je vais m’appuyer ou au contraire, les obstacles que je vais devoir contourner !

Si on réfléchit bien, cette première écoute a une qualité énorme. Car c’est là qu’on est le plus proche de la manière dont le public va découvrir le morceau. Par définition, elle n’existe qu’une fois. Donc, il faut donc impérativement fixer ses impressions d’auditeur, de peur de les oublier et de trop s’habituer…

Par ailleurs, j’essaie de me relier à ce qui m’a précédé. Savoir si les gens ont galéré sur quelque chose pour comprendre la manière dont ça sonne. Si c’est de la musique acoustique, je vais essayer d’avoir des photos pour comprendre comment étaient positionnés les musiciens ou les micros. Cela peut m’expliquer des placements de capteurs ou la proximité des sources. Je peux ainsi savoir d’un seul coup pourquoi il y a des passages qui ne sont pas bien en place entre la basse et le batteur si je vois qu’ils étaient dans deux pièces différentes.

F.S. Tout cela renvoie notamment à des questions de prises de son qui conditionnent le mixage?

P.J. Oui, énormément et toutes les étapes d’u process de production conditionnent les suivantes. C’est à dire qu’un bon mix commence par la composition. Si c’est bien composé, s’il n’y a pas d’accident et qu’on va jusqu’au mastering, on n’aura pas de problème. Si ce n’est pas très bien composé, c’est galère. Si ce n’est pas très bien arrangé, c’est aussi un peu une galère. Si c’est mal joué, il y a des choses qu’on peut rattraper et d’autres pas. Car c’est vraiment une chaîne.

Maintenant, puisque je fais aussi beaucoup de mastering, je peux dire que lorsque tout a été raté avant, il faut quelquefois savoir dire aux gens : « Non, ça ne va pas être possible« .

F.S. Le mastering étant un autre contexte, quel est ton positionnement quand tu abordes cette dernière étape du travail ?

P.J. Un peu comme on parlait du live et du studio (et là je vais me référer à un ténor du genre qui est Bob Katz), Bob disait que le fait d’être un ingénieur de mix lui sert énormément en mastering. Puisqu’il a une compréhension du propos du mixage et il voit les faiblesses et les qualités objectives d’un mixage. En plus, le mastering arrive souvent dans une dernière partie de carrière. Car une fois qu’on a compris comment tous les maillons étaient rattachés les uns aux autres et de quoi ils étaient faits, évidemment, c’est plus facile de bien interpréter le signal complexe d’un mix  et de savoir en tirer parti.

Le mastering c’est le dernier maillon artistique. Après ce n’est que de l’industrie si c’est fabriqué et de la distribution si ce sont des fichiers numériques. Donc, c’est le dernier maillon dans lequel on peut encore modeler le son. C’est super important de ne pas se rater à ce moment là parce qu’après, c’est fini!

F.S. Quels seraient les premiers conseils que tu donnerais aux débutants dans le domaine de l’Audio et concernant le matériel?

P.J. La première chose est l’attitude. C’est-à-dire qu’il faut être curieux. Il faut écouter en dehors de ses musiques favorites. C’est à dire qu’on enrichi l’oreille en ayant été écouter des genres qui ne sont pas tout à fait ce qu’on a l’habitude de se mettre dans les oreilles.

La deuxième chose en terme de matériel, c’est qu’il ne faut jamais oublier que l’ensemble d’un studio a la qualité de son maillon le plus faible.

Et puis, il faut savoir que la chaîne débute par ses propres oreilles (on doit capter finalement ce qu’on peut entendre) et qu’elle se termine également avec les oreilles. Donc… grande vigilance pour ne pas les abîmer et savoir les référencer et  les éduquer !

Ce qui va suivre après c’est le micro. Pour nous, c’est un peu comme les objectifs du photographe. Primordial ! Si vous démarrez avec un capteur de mauvaise qualité ou mal adaté, vous pouvez mettre ce que vous voulez derrière, ça reste le son d’un mauvais micro. Donc, il faut bien observer cette chaîne chronologique pour ne pas affaiblir les choses.  Mais ça ne sert à rien d’avoir un super micro et de le mettre sur un préampli bas de gamme ou qui ne lui convient pas. Il faut être homogène pour progresser de manière harmonieuse.

L’ écoute est super importante. Il ne faut jamais la négliger. Et quelle que soit sa qualité, il faut bien la disposer et avoir de petites notions d’acoustique. Ainsi, il ne faut pas aller les coller contre un mur, dans un angle de pièce ou encore contre un radiateur comme on le voit trop souvent. Auquel cas, même si la paire d’enceintes est « magique », elle ne le restera pas à l’écoute… il y a des conditions minimales de propagation à respecter.

Je dirais aussi de faire attention au niveau de monitoring! Les débutants ont tendance à « allumer » un peu et ce sont des choses qui fatiguent vite. Du coup, on ne sait pas trop où placer les éléments. La moyenne souhaitable serait plutôt aux environs de 85 décibels comme au cinéma puisque c’est un niveau déjà confortable. Elle peut varier fortement suivant les individus.  Si je dois avoir une très grosse journée par exemple, je vais démarrer un peu en dessous de ce niveau pour me ménagersur la durée. Si en revanche, on écoute trop en dessous de ce seuil, on va avoir un problème de linéarité qui est dû aux courbes isosoniques. On va manquer de grave et donc on sera un peu perdus sur des équilibres de basses et de grosses caisses, par exemple! Et si enfin on écoute beaucoup plus fort, même peu de temps, l’oreille fatigue voire s’abîme. Le temps de « reset » de l’oreille humaine est énorme. C’est entre 8 et 12 heures parce qu’elle se protège sur le plan musculaire et sur le plan chimique.

F.S. C’est donc le même phénomène en live, d’où l’importance de se protéger les oreilles durant les concerts ?

P.J. C’est la même chose. Alors là c’est marrant puisque on peut voir de plus en plus que les gens se protégent mais ils veulent en même temps du son fort. Donc en fait, ils souhaitent faire basculer la balance entre le solidien et l’aérien. C’est à dire qu’on reçoit fortement la transmission solidienne à travers les os et les viscères alors que les tympans sont abrités. Cela génère la sensation physique d’un son fort. On ressent beaucoup plus le grave ! Il y aurait beaucoup à dire là dessus…

Et je finis avec ce dernier conseil sur l’exigence sonore: que les gens arrêtent d’écouter de la musique qui a été « moulinée » par des encodeurs mp3 ou Youtube et consorts, parce qu’à la fin, ils ne se rendent même plus compte que c’est inécoutable! Il m’est arrivé qu’on me fasse réécouter des mix que j’avais faits et je ne les reconnaissais plus du tout !

Mais en dehors de ça, si on aime le bon vin, on ne le boit pas dans un verre sale de cuisine! (rires!). Il faut avoir une espèce d’attention et de respect pour les choses et puis avoir envie de les écouter dans de bonnes conditions.

 

F.S. Quel serait éventuellement le matériel de tes rêves, celui que tu aimerais acquérir prochainement?

P.J. Il y a une chose que je viens de faire: j’ai acheté des casques HD 800 Sennheiser qui sont des merveilles absolues et qui sont des casques ouverts, dont les diaphragmes ne sont pas parallèles aux tympans et avec de grosses membranes de 5,5 cm. On n’a plus du tout l’impression de mettre un casque sur les oreilles. C’est à dire que le son qui est au centre n’est plus au-dessus de la tête, il se retrouve réellement devant. Du coup, je me surprends à aimer à nouveau l’écoute au casque que je ne supportais plus du tout. Ça c’est un rêve qui s’est déjà réalisé. J’ai acheté le HD 800 et le HD800s (la toute dernière version très linéaire avec des résonateurs de Helmholtz dedans). C’est de l’orfèvrerie! De très beaux casques !

Sinon, il y a cette fameuse petite console Neve (10 voies) qui vaut un bras, 70000 €  je crois, et qui est la réplique de tout ce qu’on aime avec des préamplis 1073. Ça, plus une station audionumérique, pour moi c’est le Graal ! C’est à dire qu’avec cette console avec 10 ou 12 voies ultra nobles de qualité incroyable, on a un objet qui n’est pas très gros et avec un son!!! On ne peut pas rêver mieux. (Rires!) On va tendre vers ça.

 

F.S. Pour finir, si tu devais aller sur une île déserte, quel serait le matériel préféré que tu emmènerais avec toi?

P.J. En terme de matériel, je ne me suis jamais posé la question. Ce serait forcément Séquoia pour pouvoir travailler parce que c’est devenu vraiment mon outil de prédilection. J’aurais probablement un 1073 pour entrer mon micro. Et mon micro serait probablement un de mes Neumann M149 Tube jubilee qui est à la fois versatile avec lequel on peut faire des choses différentes et qui quand même a beaucoup de personnalité. Peut être un M49, vénérable micro que j’adore et qui détient une sonorité un peu plus originale que le 47. J’aurais probablement la paire d’écoute que j’ai actuellement (parce que je l’aime beaucoup) ou peut-être quelque chose à découvrir dans l’intervalle car je sais travailler sur d’autres choses. Voilà, ce serait le matériel de base.

F.S. Merci d’avoir répondu à toutes ces questions et merci de nous avoir accueilli chez toi, Pierre !

P.J. Avec grand plaisir, Félix et… à une prochaine fois ?