La qualité sonore (II): Le diktat du son transportable aura-t-il raison de nos émotions?

musicbrain

Dans un dossier consacré à la mutation vertigineuse des « métiers du son » face à la nouvelle donne du marché de la musique, Pierre Jacquot, après son premier article beaucoup partagé et commenté, revient pour un second toujours consacré aux évolutions du son.

Quelle ne fût pas ma surprise de constater le nombre, la vigueur et l’implication des réactions suscitées par le premier volet de mon article dans ce blog ? Mon désir était d’interpeler… objectif atteint, sans aucun doute tant les commentaires relevaient d’un ton passionné, enflammé, presque!

Légère entorse à ma feuille de route et avant d’en reprendre le fil en me transformant en historien d’un jour, je souhaite consacrer cette deuxième partie aux familles de pensées que j’ai rencontrées dans vos commentaires afin de proposer mon approche et ma synthèse à quelques uns.

Rendez-vous compte ! Les vues cumulées sur le blog de Virginie et sur les réseaux sociaux nous révèlent qu’au moins 14500 visiteurs sont passés par là. Sans doute plus, lorsque vous lirez ces lignes ! Le bouche à oreille a dû fonctionner à plein, bien que je ne sois pas certain que l’expression soit très adaptée au Net!

Pour certains, mes propos ont réveillé ou alimenté une certaine nostalgie : il n’y avait de vérité que dans le passé. Le fait de vendre des albums « au titre » se comparait au découpage d’un Van Gogh dont on aurait aimé chaque tournesol indépendamment ! Un de mes amis, me disait qu’il avait la sensation d’un Bocusequi commercialiserait du pâté pour chat ! D’autres, faisant preuve d’une sensibilité assez proche bien que plus modérée, ont relevé le recul patent de l’exigence de l’auditeur et rendent les grands acteurs de l’audio-informatique responsables d’avoir sciemment mis en scène un scénario dont l’argument marchand balayait tout sur son passage. Pour eux, c’est générationnel : on ne sait plus écouter, on ne prend plus le temps de le faire, la « zapomanie » est ambiante, le survol est une règle et le mal est fait !

pierre jacquot don't believe the hype

Certains de mes confrères semblaient au contraire, bien résignés à tirer le meilleur parti possible du peu de marge de manœuvre qui nous reste à nous, hommes de son, en prêchant les vertus des facultés d’adaptation ! Nous devons, d’après eux, nous transformer en d’habiles équilibristes… ce sera le sommet de notre art ! Je vous l’ai dit… les passionnés ne sont pas morts !

Des lecteurs plus jeunes, sans doute, s’émerveillaient devant la possibilité de pouvoir se procurer, (par des circuits très spécialisés, il est vrai), des copies prétendues identiques aux masters de studios. Mais, chers amis, ces « copies » sont toujours masterisées et leur dynamique effective est déjà bien entamée… Certaines « majors » auraient même gonflé artificiellement leurs masters pour leur faire afficher des normes qu’ils n’ont jamais eues et ce, sans aucun bénéfice qualitatif, bien entendu ! Tromperie ! On me faisait remarquer, à juste titre, que le label « remasterisé » avait été largement galvaudé ces dernières années !

J’ai souvent participé à ces débats contradictoires et certains me faisaient remarquer assez justement que les cassettes audio ou les mange-disques de notre jeunesse n’étaient pas particulièrement fidèles,« soniquement » parlant. C’est vrai, pourtant, s’ils le permettent, je leur objecterais que la hiérarchie des supports était limpide, à l’époque. Le statut des originaux et des copies était clairement établi. Le studio master était une bande ¼ ou ½ pouce en 38 ou 76 cm/s Dolby ou non, elle ne servait qu’à la gravure. Les bandes d’écoute que quelques privilégiés détenaient étaient des bandes ¼ pouce en 19 ou 38, (hifistes forcenés, ils les écoutaient religieusement sur des Revox hors de prix), ensuite seulement, venait le vinyle de qualité, (quelquefois accompagné d’un « souple » – qui n’avait de souple que le nom puisqu’il est très vite devenu une galette très lourde et… rigide – échantillon gravé destiné à une écoute témoin unique de la gravure !) et puis, si on ne pouvait faire autrement, enfin des copies cassettes dont tout le monde connaissait les défauts très perceptibles, (souffle, pleurage, distorsion, aigus tronqués par des duplications haute vitesse) ! Cerise sur le gâteau ; tous ces supports vieillissaient vite et facilement, quand ils ne nous restaient pas tout simplement dans les mains ! Je suis bien certain que les « plus-de-40-ans » gardent des souvenirs émus de rubans dévidés et froissés, outrageusement emmêlés dans la mécanique d’un lecteur de K7 « option-broyeur », leur signifiant la perte inéluctable du chorus de guitare ou du solo de trompette de leur morceau favori… chèrement acquis. Bizarrement, la vulnérabilité de ces supports mécaniques les rendait attachants car précieux et uniques. Le soin avec lequel une pointe de diamant se posait sur le début du sillon, les gestes précis et soigneux de l’auditeur lors de la manipulation, l’obligation de la mise en sous pochette… tout démontrait l’attachement que nous portions à nos disques. Nous étions dans le domaine de « l’horlogerie-affective » et nos gestes conféraient une certaine noblesse à notre discothèque.

pierre jacquot Don't believe the hype

Force est de reconnaitre que le CD d’abord, (prétendu inaltérable dans un premier temps !), nous a éloigné de cette manière de « gérer » nos supports musicaux. Que dire, alors, de la dématérialisation complète! Apple l’avait bien compris ! Le 30cm et le CD disparaissant, il fallait que l’affectif de l’objet se reporte sur le lecteur. Leurs iPod, iPhone puis iPad se devaient d’être beaux et de proposer l’effeuillage de leur « Cover-flow », pile de disques virtuels qui se rapproche au plus près des gestes préliminaires à nos écoutes passées !

Que dire enfin, de la convergence de la multiplication des « studios domestiques » et de l’explosion de l’internet, outil de promotion totalement accessible à qui veut bien s’en donner la peine ? Sinon qu’il a forcément un peu banalisé la création musicale. Il faut désormais trier avec acharnement parmi les propositions d’écoute qui nous sont faites ! Souvenir ému de mes vertes années durant lesquelles nous rongions notre frein dans l’attente du nouvel opus de nos artistes fétiches ! La sortie d’un disque était alors un évènement incontournable et l’information officieuse qui l’accompagnait, (les annonces officielles étaient rares et réservées aux initiés !), lui conférait un effet clanique quasi magique ! Nous étions « dans la boucle » car nous savions que « Untel » avait « sorti » son nouvel album. Nous l’avions entendu, chez un grand frère de copain…ou pas. Nous décidions d’y consacrer l’argent de poche du mois… ou pas. Les commentaires allaient bon train sur l’impression que nous en gardions. Les artistes s’étaient-ils montrés à la hauteur ou avaient-ils démérité ? Les albums successifs étaient ainsi comparés à leurs prédécesseurs, (qui du coup restaient bien vivants), et nous conservions une vision « carrière » de l’artiste ou du groupe ! Aujourd’hui, époque à cycles courts, nous ferions plutôt partie du « groupe Facebook des gens qui aiment untel », ou qui adhèrent à sa « page fan » ! Sans doute un peu moins romantique… non ?

pierre jacquot don't believe the hype

Nous nous sommes finalement rejoints, mes débateurs et moi, sur la nécessité qu’il y avait à éduquer nos futures générations, à leur transmettre le respect qui accompagne l’écoute d’un moment d’exception. C’est bien là que réside le noyau dur de la résistance ! Je suis heureux de constater que mes enfants et beaucoup de ceux de mes proches restent attentifs à la diversité, que leur curiosité reste en éveil ! J’aime à voir les fils et filles de grands musiciens avec qui j’ai souvent collaboré, devenir à leur tout des ténors de la musique actuelle. J’aime lorsque mes assistants de 20 ans me tirent par la manche jusqu’à un morceau ou un groupe que je n’aurais peut être pas remarqué tout seul et qui révèlent un album astucieux et économe que nous n’aurions pas renié… même avec les moyens pharaoniques de l’âge d’or des grands studios ! Sans nul doute, ces gens-là ont « reçu » une éducation, un héritage musical et leur inventivité s’appuie sur des bases solides et enracinées ! N’est-ce pas un véritable réconfort que de voir Prince « himself » remettre le Grammy de l’enregistrement de l’année à Gotye, l’un de ses plus grands fans, pour « Somebody that I used to know», production initiée dans son home studio (le garçon a une très solide culture du son !), soutenue par les moyens certainement comptés de sa production indépendante. Les 380 millions de vues Youtube en quelques semaines ont certainement fait la différence et tous s’accordent à dire que cet artiste s’inscrit dans l’héritage des grands tels que Sting ou Peter Gabriel! Bel exemple de passage de relai !

Bref, vaste débat mais il a lieu et j’en suis heureux !

Comme annoncé, je reprendrai, lors de mon troisième volet, le parcours « historique » de notre corporation mais je m’arrêterai également sur la « compression dynamique » désormais omniprésente dans la matière que nous entendons, sur l’art de la musique d’ambiance ou d’accompagnement, sur son partenariat avec les marques, certains y voient un rebond possible pour notre industrie ! Il y a quelques années, Patrice Lazareffavec écrit un article passionnant sur le studio professionnel, lieu de transmission du savoir. J’aimerais également le relayer et proposer cette thématique à votre réflexion… Il y a beaucoup à dire, n’hésitez surtout pas à vous manifester !

A très vite!

Si vous souhaitez nous encourager à la poursuite de ce débat au sein des colonnes de DBTH, n’hésitez pas à visiter la page Facebook de mon studio http://www.facebook.com/pierrejacquotstudio ou à entrer en contact avec moi via mon site www.pierrejacquot.com

A PROPOS DE L’AUTEUR

Pierre Jacquot est Ingénieur du son, mixeur et réalisateur depuis 35 ans, (disque/Tv/Live) aux cotés des plus grands. Superviseur son de la cérémonie d’ouverture de la FIFA 2010 ou mixeur durant de nombreuses années des NRJ Music Awards, Pierre est aussi formateur et quelquefois même… journaliste, puisque il tient également une rubrique pédagogique dans les colonnes de Keyboards Recording. Il exploite aujourd’hui un studio d’enregistrement à Versailles.

9 commentaires

  1. Interressante cette idée de “transfert d’affection” du disque a l’ipod.
    Ceci dit je me pose toujours la question de savoir si nous, ceux qui avont au moins deja rembobiné une k7 avec un crayon, apportons de l’importance a ce transfert d’affection parceque nous devenons a notre tour de vieux cons (je revois encore mon pere dire non de la tete de facon desesperée lorsque j’ecoutais mes premiers albums sur CD) ou si le debat à un reel enjeu.
    Y’a t il lieu de promouvoir une “resistance” pour reprendre tes mots, ou sommes nous simplement de nostalgiques reactionnaires incapables d’accepter le changement ?

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  2. Oui… conflit des générations oblige, la question peut se poser et un brin de nostalgie s’est légitimement glissé dans mes propos. Mais je vois de jeunes gamins épris de vinyles alors que je ne le suis pas… Il arrive que des captations, enregistrements et mixages numériques d’aujourd’hui me bluffent. Si je “nous raconte” un peu à travers ces anecdotes un peu jaunies, c’est surtout pour analyser la ligne de partage des eaux entre les audiophiles passionnés et privilégiés et les habitudes d’écoute des masses qui se standardisent aujourd’hui! Si le combat n’était que passéiste, je pense que “Rejoice et consorts” seraient désaffectés, c’est tout l’inverse qui se produit!

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  3. Je reviens sur une réflexion que Mr Pierre Jacquot fait en début d’article sur le fait que maintenant, les jeunes auditeurs s’attachent plus à un seul titre (effet zapping) qu’au format “album”.

    Mais j’ai envie de dire que pour la “masse” s’attacher à un seul titre a toujours été le mode … Beaucoup de gens achetaient le single, beaucoup moins l’album complet. Et puis les formats ont historiquement plus été “dictés” par les supports (durée de chaques faces d’un vynil, les fameuses 74 minutes du CD Philips, etc) que par les artistes eux-mêmes.

    Lorsqu’ils ont souhaité prendre des libertés artistiques de durées par rapport au support, ils ont du le faire évoluer (double-album, maxi 45 tours, CD 80 minutes). Et si le format album était éffectivement voué à disparaitre ? Qu’en serait-il ?

    N’est-il finallement pas plus intéressant pour tout le monde de sortir des EP ? L’album coûte cher et est long à produire, il doit être vendu en conséquence, les jeunes auditeurs trouvent peut-être ça cher à l’achat et trop long (à écouter) …

    Le format “single” (revenant en force avec le téléchargement iTunes) ne peut-il pas évoluer ? L’effet “zapping” ne provient-il pas de la “prévisibilité” d’une chanson écrite couplet-refrain ? Donc, par extension: et si les artistes exploraient de nouvelles façons d’écrire, plus à la manière rhapsodique dur des chansons uniques -certes- mais un peu plus longues que les 3’30″ “imposées” ?

    La pop a connu de beaux exemples de “mini-symphonies” dont le format inhabituel ne les a pour autant pas empêchées de devenir des tubes (Good Vibrations de BeachBoys, Eloise de Barry Ryan sont les premiers qui me viennent en tête, mais on peut en trouver plein d’autres).

    Enfin voilà, pour résumer, et si la forme des chansons évoluait en même temps que les formats et modes de distribution ?

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  4. Alain Robillard

    Bonjour, je rejoint certaines parties de votre analyse, mais je tique sur “Nous nous sommes finalement rejoints, (…) sur la nécessité qu’il y avait à éduquer nos futures générations, à leur transmettre le respect qui accompagne l’écoute d’un moment d’exception”.
    Les nouvelles générations ont bon dos, au nom d’un âge d’or dont je doute qu’il ait jamais existé (l’époque où nous avions trois pauvres 33t dans notre discothèque ?), il faudrait les éduquer mais à quoi ? A être nous ? Le monde change et la peur du changement nous paralyse; la réponse n’est pas d’apprendre aux jeunes à refaire la même chose que les vieux, à aimer ce qu’ils ont aimé au nom d’une sacro-sainte mémoire (de quoi ? de l’art ? du fugitif ?), mais bien d’inventer de nouvelles formes, de nouveaux moyens, de nouveaux modes, d’envoyer en l’air nos certitudes pour apprendre de ceux qui nous suivront.

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  5. Chers Amis,
    Ah les limites d’un article! Aussi long soit-il! Concernant la remarque de JMZ, je suis… partiellement d’accord avec vous et si le format de la jeunesse – par définition désargentée – a toujours été le titre, elle se prolongeait souvent, très souvent même, par l’album qui contenait à coup sûr plusieurs de ces titres que nous aimions tant. Nous étions tous capables de dire à quel “LP” appartenait quel “tube”! La notion d’album avait une consistance mais… dans ce à quoi vous faites allusion, je cite certaines réactions de mes lecteurs et ne fais que le constat d’une évolution! Je ne la critique pas par elle même! Par ailleurs, je vous rejoins sur le manque d’inventivité du support formaté à 3mn30… Ah… le souvenir ému de nos rock symphonies!
    Concernant le commentaire suivant, je vais vous répondre: je suis forcément d’accord avec vous! Les jeunes détiennent par définition, plus de légitimité que nous puisqu’ils nous suivent et inventent l’avenir – c’est la loi du genre! – mais… Il en va en musique comme dans beaucoup de domaines… Je crois à la valeur de l’instant. C’est ce vers quoi je tends en tant que père et éducateur. Si c’est autre chose qu’ils écoutent, tant mieux! S’ils l’écoutent autrement: bravo! S’ils dégustent d’autres plats et vont voir d’autres films: j’applaudis des deux mains! Lisez mon article dans sa tonalité globale; je ne suis pas passéiste du tout! Je me félicite même d’avoir la chance de côtoyer ces générations puisqu’elles appellent mon attention vers de véritables découvertes! Je souhaite simplement la profondeur et la jouissance du moment, l’exigence de ce qu’on leur donne “à manger” et l’apprentissage d’une écoute dédiée, attentive et tout à la fois critique, soignée et émotionnelle! Pas seulement avec des intra-auriculaires depuis un baladeur glissé rapidement dans une poche à l’occasion d’un trajet en métro. Vous n’êtes pas d’accord avec moi? L’instant de la découverte en musique ne vaut-il pas les quelques minutes que nous leur consacrons? C’est cette seule notion qui habite ma conviction profonde et… Pardon si je me suis mal exprimé!!!